Le Tribunal de première instance de Bruxelles a récemment rendu un jugement dans l' « affaire climat », dans laquelle des citoyens belges ont assigné les pouvoirs publics belges pour non-respect de leurs obligations en matière climatique. Dans cette décision, le Tribunal a retenu la responsabilité des pouvoirs publics belges sur la base de l'article 1382 de l'ancien Code civil pour négligence dans la mise en œuvre de leur politique climatique.
Ce jugement a aussi potentiellement des implications révolutionnaires pour les entreprises et les acteurs des marchés financiers étant donné que l'élaboration de projets à fortes émissions de CO2 et leur financement constitueraient une « faute ».
Nous examinons successivement (i) les éléments sur lesquels repose la responsabilité, (ii) le contexte dans lequel le jugement s'inscrit, et (iii) son impact sur les entreprises.
Le « jugement climat » du 17 juin 2021
Le 17 juin 2021, le Tribunal de première instance de Bruxelles a dit pour droit que le gouvernement fédéral belge ainsi que les gouvernements des Régions wallonne, flamande et bruxelloise (ci-après, les autorités belges) avaient commis une faute au sens de l'article 1382 de l'ancien Code civil et avaient violé les droits fondamentaux consacrés par les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (la CEDH) parce que les autorités belges n'ont pas agi comme des autorités normalement prudentes et diligentes dans la mise en œuvre de leur politique climatique.
Pour parvenir à cette décision, le Tribunal a d'abord souligné que les dispositions relevant du droit international, ayant effet direct ou non, peuvent donner corps à l'obligation de prudence. En outre, eu égard aux évolutions de la science climatique et des connaissances sur les risques climatiques, les pouvoirs publics ont le devoir de s'adapter. Les articles 2 et 8 de la CEDH contiennent une obligation positive enjoignant les pouvoirs publics à prévenir les effets négatifs découlant du réchauffement climatique, ce qui constitue une obligation de moyens (et non une obligation de résultat).
Ensuite, le Tribunal examine les circonstances de l'espèce et constate qu'il existe un consensus scientifique et diplomatique international quant aux dangers du réchauffement climatique et la hauteur des seuils de réchauffement à ne pas dépasser (généralement de 2° C ou 1,5° C). Dans ce contexte et compte tenu également du fait que l'Union européenne a estimé à plusieurs reprises, chaque année depuis 2011, que la Belgique n'atteignait pas ses objectifs climatiques en raison d'un manque d'action coordonnée des différentes autorités, le Tribunal juge que les autorités belges ont violé leur obligation générale de prudence.
Le Tribunal mentionne également que « les pouvoirs publics belges avaient une parfaite connaissance du risque certain de changement climatique dangereux pour la population du pays ».
Sur la base de ces éléments, les autorités belges n'ont selon le Tribunal pas agi avec prudence et diligence au sens de l'article 1382 de l'ancien Code civil. Le Tribunal a aussi décidé que les autorités belges n'ont pas pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir les effets du changement climatique sur les droits fondamentaux des demandeurs.
Ce qu'il faut retenir pour les entreprises et les acteurs des marchés financiers
Bien qu'il ne s'agit que d'un jugement de première instance et qu'un appel de l'ASBL Klimaatzaak a déjà été annoncé, le « jugement climat » peut être qualifié de « milestone » dans l'ordre juridique belge. Il s'agit de la première décision de justice admettant la responsabilité d'une entité pour non-respect d'une politique climatique interne, ce qui pourrait également avoir un impact majeur sur les entreprises privées.
D'un point de vue international, ce jugement s'inscrit dans une tendance plus large qui place de plus en plus de responsabilités sur les entreprises privées en matière de changement climatique. Cette tendance s'illustre notamment dans le jugement néerlandais Shell et dans le récent règlement sur la publication d'informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers (le SFDR).
Le jugement Shell : une entreprise privée sommée de réduire ses émissions de CO2
Dans un jugement remarquable du 26 mai 2021, la compagnie pétrolière Shell a été condamnée en conséquence d'une action en responsabilité introduite par une ONG. Le Tribunal de La Haye (aux Pays-Bas) a fondé sa décision sur le devoir non-écrit de prudence qui résulte de l'article 6:612 du Code civil néerlandais, complété par les droits de l'homme et la soft law (dans ce cas, les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme, ci-dessous les UNGP). Plus précisément, la holding à la tête du groupe Shell qui détermine la politique générale (notamment climatique) du groupe a été condamnée à réduire les émissions des activités du groupe à 45% par rapport aux émissions de 2019.
Nous examinons ci-dessous différentes réflexions que le tribunal néerlandais a utilisé pour interpréter la norme non écrite de diligence raisonnable pour les entreprises exposées à des problèmes climatiques importants, telles que Shell. Pour une telle société les possibilités d'arguments contraires pourraient se révéler particulièrement restreintes.
Tout d'abord, le Tribunal a estimé que Shell était responsable d'émissions de CO2 dépassant celles de certains États.
Deuxièmement, le Tribunal inclut les droits de l'homme (qui, en principe, ne sont directement applicables que dans la relation « verticale » entre le citoyen et l'État) dans son raisonnement, par le biais des UNGP. Selon le tribunal de La Haye, les UNGP sont compatibles avec le contenu d'autres instruments de soft law généralement admis (tels que les Principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales), de sorte qu'ils peuvent servir de guide pour l'interprétation de l'obligation générale de diligence. Ainsi, le Tribunal déduit des UNGP des normes de conduite générales s'appliquant à toutes les entreprises. Ces normes de conduite obligent les entreprises à respecter les droits de l'homme, ce qui signifie concrètement que les entreprises doivent d'une part empêcher que les droits fondamentaux d'autrui ne soient violés et d'autre part qu'elles doivent remédier aux incidences négatives sur les droits de l'homme qui les concernent. Ce dernier point implique que les entreprises doivent prendre des mesures pour prévenir, réduire et, le cas échéant, traiter ces incidences négatives. La norme de respect des droits de l'homme est, selon le Tribunal, une règle universelle pour toutes les entreprises, quel que soit leur secteur, qui exige en outre que les entreprises prennent des mesures actives.
Cette norme s'applique à l'ensemble de la « chaîne de valeur » d'une entreprise. Celle-ci contient selon les UNGP toutes les activités propres d'une entreprise ainsi que les activités directement liées aux relations commerciales. Le Tribunal a jugé que les utilisateurs finaux des produits Shell sont le dernier maillon de la chaîne de valeur de Shell, ce qui signifie notamment que Shell devrait non seulement veiller à sa propre réduction de CO2, mais aussi à celle de ses clients.
Les UNGP comprennent d'ailleurs un principe de « diligence raisonnable en matière de droits de l'homme » selon lequel les entreprises doivent soumettre leurs activités et leurs relations commerciales à « l'identification, la prévention, l'atténuation et la responsabilité » pour les violations des droits de l'homme (Principe 17). Cela montre que les obligations d'une entreprise en matière de climat ont une portée large.
Enfin, le Tribunal a rejeté l'argument économique de Shell selon lequel elle n'est responsable que d'une très petite partie des émissions mondiales de CO2 et qu'une obligation judiciaire de réduire les émissions de CO2 créerait une distorsion de la concurrence sur les marchés du pétrole et du gaz. Après tout, le Tribunal juge que toutes les entreprises privées devront contribuer à réduire les émissions mondiales de CO2 et que dans ce cas l'intérêt général l'emporte sur les éventuelles conséquences économiques négatives pour Shell.
La décision Shell crée un précédent mondial dans la jurisprudence climatique, dans la mesure où les organisations privées ont dorénavant également des obligations en matière de climat et où les contre-arguments classiques ne sont plus écoutés.
SFDR : obligations de politiques climatiques
Le SFDR oblige les acteurs du marché financier à (i) être transparents sur l'intégration des risques de durabilité et la prise en compte des incidences négatives sur la durabilité dans leurs procédures internes, et (ii) informer les investisseurs sur la durabilité de leurs produits financiers. Etant donné que selon le « jugement climat » l'exécution négligente d'une politique climatique interne peut constituer une faute au sens de l'article 1382 de l'ancien Code civil, le respect et l'application des procédures (climatiques) internes devient particulièrement important.
Conclusion : leçons générales
Bien que le « jugement climat » concerne strictement parlant un cas de responsabilité des pouvoirs publics, son impact sur les entreprises ne doit pas être sous-estimé. Vu les développements internationaux actuels, notamment l'arrêt Shell et le SFDR, il est clair que les entreprises peuvent aussi être tenues responsables de leurs actions en matière de climat.