Préfacturation et abus de droit : quand l'anticipation des factures devient une manœuvre pour bénéficier du taux de TVA réduit

Dans son arrêt du 2 mai 2024, la Cour de cassation a rappelé que toute tentative d’anticipation de factures pour essentiellement tirer avantage d'une réduction temporaire du taux de TVA en exploitant les règles d'exigibilité peut être sanctionnée en vertu de la disposition anti-abus prévue à l’article 1, §10 du Code de la TVA (ci-après « CTVA »).

Rappel des causes d’exigibilité de la TVA et de la mesure anti-abus

L’article 16 du CTVA dispose que, pour les livraisons de biens, le fait générateur de la taxe intervient, et la taxe devient exigible, au moment où la livraison de biens est effectuée, soit au moment où le bien est mis à la disposition de l’acquéreur ou du cessionnaire. Pour les prestations de services, l’article 22 du CTVA prévoit que le fait générateur de la taxe intervient, et la taxe devient exigible, au moment où la prestation de services est effectuée. 

Par dérogation à ces causes principales d’exigibilité, les articles 17 et 22bis du CTVA prévoient, respectivement, que la TVA devient exigible au moment de l'émission de la facture, à concurrence du montant facturé, que celle-ci soit émise avant ou après la livraison de bien ou la prestation de service. Cette cause d’exigibilité réintroduite le 1er juin 2016 (loi du 6 décembre 2015), visait à simplifier les démarches administratives et à aligner la législation sur les pratiques commerciales courantes. 

L'article 38, §1 du CTVA traite du moment où le taux de TVA applicable est déterminé et prévoit que dans les situations spécifiques énumérées aux articles 17 et 22bis, le taux applicable est celui en vigueur au moment de l'émission de la facture (anticipée). L'intérêt de la préfacturation réside donc dans l'article 38, §1 du CTVA, qui offre la possibilité de bénéficier du taux de TVA applicable autre que celui en vigueur au moment où survient le fait générateur. 

La Cour de cassation a déjà confirmé dans son arrêt du 29 janvier 2021, qu’un usage abusif de la possibilité de procéder à une facturation anticipée prévue à l’article 38, §1er du CTVA, pouvait être sanctionné en vertu de la disposition anti-abus prévue à l’article 1, §10 du CTVA. Selon cette dernière, il y a pratique abusive « lorsque les opérations effectuées ont pour résultat l'obtention d'un avantage fiscal dont l'octroi est contraire à l'objectif poursuivi par le présent Code et ses arrêtés d'exécution et que leur but essentiel est l'obtention de cet avantage ».

La Cour de cassation réitère, à nouveau, cette confirmation, dans son arrêt du 2 mai 2024. 

Faits

Une société spécialisée dans les travaux de construction et de rénovation de maisons de retraite et de logements, agissant dans le cadre de sa politique sociale, a émis deux factures le 17 décembre 2010 à l’encontre de ses clients. Ces factures ont été établies en utilisant le taux réduit de TVA de 6%, conformément à l’article 1sexies de l’arrêté royal n°20 du 20 juillet 1970 (ci-après dénommé l’« AR »). Selon cet AR, pendant une période du 1er janvier 2009 au 31 décembre 2010, les livraisons de biens et les travaux immobiliers, notamment ceux concernant les logements relevant de la politique sociale, sont soumis à un taux de 6% au lieu de 12%.

L’administration fiscale a jugé que la société avait utilisé ces dispositions de manière abusive, en vertu de l'article 1er, §10 du CTVA, car les factures étaient anticipées et leur montant excessif par rapport à l’état d’avancement réel des travaux. En conséquence, elle a émis un titre exécutoire à l'encontre de la société, réclamant un montant à titre de TVA, majoré d'intérêts, ainsi qu'une amende proportionnelle de 10%. Le montant de la TVA a été établi de manière à rétablir la situation fiscale comme si l’abus n’avait pas eu lieu, entraînant ainsi l’application du taux de TVA de 12%.

Par son arrêt du 30 août 2017, la Cour d’appel a donné raison à l’administration fiscale mais a annulé l’amende infligée. 

Arrêt de la Cour d’appel d’Anvers 

La Cour d’appel commence par rappeler que le législateur belge a basé la définition de l’abus de droit sur celle qui prévaut dans l’arrêt Halifax de la Cour de justice du 21 février 2006. Pour qu’il y ait abus de droit, deux éléments doivent être prouvés : l’obtention d’un avantage fiscal contraire à l’objectif du CTVA (élément objectif) et le fait que les actes visent essentiellement à obtenir cet avantage fiscal (élément subjectif).

En ce qui concerne l’élément objectif de l’abus, il convient d’abord de vérifier si l’obtention de l’avantage fiscal est contraire à l’objectif poursuivi par le législateur en prévoyant des causes subsidiaires d’exigibilité de la TVA ainsi qu’une réduction temporaire du taux. La Cour d’appel précise à cet égard que la facturation anticipée de travaux restant à effectuer, au taux de TVA en vigueur au moment de la facturation, est en principe admise, même si elle procure au contribuable l’avantage de l’application du taux réduit de 6%. En effet, le Roi aurait pu faire usage de la faculté qui lui est accordée par l’article 38, §4 du CTVA, d’exclure la cause subsidiaire d’exigibilité de la TVA en cas de préfacturation et arrêter que le taux applicable serait celui en vigueur au moment où survient le fait générateur. Or, comme tel n'a pas été le cas en l’espèce, cette pratique reste légale. Cependant, cela n’exclut pas la possibilité pour le contribuable d’abuser de cette possibilité de procéder à une facturation anticipée, prévue à l’article 38, §1 en vue de bénéficier du taux applicable à ce moment-là. En effet, d’après la Cour d’appel, l’objectif de cette disposition, à savoir assurer la collecte et le versement de la TVA au taux approprié, ne serait pas atteint si l’assujetti obtenait un avantage fiscal, à savoir l’application d’un taux réduit temporaire, par la facturation de travaux non exécutés. Un tel constat est d’ailleurs renforcé dès lors que le bénéfice de cette réduction du taux visait à stimuler le secteur de la construction mais ne visait pas à s’appliquer de manière permanente. Par conséquent, la facturation anticipée effectuée par la société dans ce cas précis contourne cette limitation temporelle, rendant impossible la collecte et la répercussion de la TVA au taux adéquat. 

La Cour d’appel souligne enfin que l’intention principale de la société était de tirer profit d’un avantage fiscal, en utilisant un taux réduit qui ne serait plus en vigueur si la facturation avait eu lieu au moment du fait générateur. La facturation anticipée des travaux à la date du 17 décembre 2010 n'était pas justifiée économiquement, rendant cette pratique purement artificielle. En outre, la Cour a annulé l’amende infligée en se fondant sur l’enseignement de l’arrêt Halifax, selon lequel une base légale claire et non ambiguë est nécessaire pour infliger une amende en cas de pratique abusive. Or, une telle base légale fait défaut dans le CTVA (sauf en cas de déduction abusive).

Arrêt de la Cour de cassation

Dans son arrêt du 2 mai 2024, la Cour de cassation a confirmé que la Cour d’appel d’Anvers avait légalement justifié sa décision par rapport à l’élément objectif de l’abus en considérant que les causes subsidiaires d'exigibilité de la TVA et de réduction temporaire du taux de TVA avaient été utilisées par la société en contradiction avec l'objectif du législateur. Ces causes subsidiaires d’exigibilité visent à garantir la perception et le versement corrects de la TVA au taux correct. Ainsi, lorsque la société obtient un avantage fiscal, à savoir l’application d’un taux réduit temporaire, par le biais de la facturation anticipée de travaux non encore exécutés, cet objectif n’est manifestement pas atteint. Cette facturation anticipée contourne également la limite temporelle associée au taux réduit, qui n'était pas destinée à être permanent, rendant ainsi impossible la perception et le versement corrects de la TVA au taux correct. En outre, la Cour de cassation a confirmé que la société, en procédant à la facturation anticipée, avait méconnu l’objectif du législateur concernant la mesure de réduction du taux de TVA, qui visait à stimuler la relance économique dans le secteur de la construction jusqu’au 31 décembre 2010. En revanche, la société n’a pas contesté en cassation que l’élément subjectif de l’abus, à savoir son intention d’obtenir essentiellement l'application du taux réduit, avait été légalement établi par la Cour d’appel d’Anvers.

Enfin, la Cour de cassation clarifie les conséquences de l’abus en précisant que la base imposable et le calcul de la TVA doivent être rétablis comme si l’abus n’avait pas eu lieu. Par conséquent, le taux « standard » de 12% s’appliquera, sous déduction de la TVA de 6% déjà appliquée. De plus, conformément à l’article 91, §1 du CTVA, des intérêts de retard doivent être ajoutés, puisque la société, en raison de cette pratique abusive, a payé un montant de TVA inférieur à celui qui aurait été dû en faisant une interprétation et une application correcte de la loi. Ces intérêts de retard sont dus même si leur exigibilité n’est pas expressément prévue dans les cas où un recouvrement a posteriori est fondé sur l'article 1er, §10 du CTVA.

Conclusion et pertinence actuelle

Au vu des arrêts précédents, tout assujetti qui opte pour une facturation anticipée essentiellement en vue de tirer parti des règles d’exigibilité de la TVA et de bénéficier d’une réduction temporaire du taux de TVA, s'expose au risque d'être sanctionné en vertu de la disposition anti-abus. Toutefois, toute facturation anticipée n'est pas forcément abusive. Elle peut être justifiée par des dispositions contractuelles, des considérations commerciales (comme le préfinancement de matériaux de construction à commander), des considérations financières (par exemple, la protection des risques encourus par les créanciers) ou d'autres pratiques commerciales. Cependant, elle ne doit pas être motivée, exclusivement ou essentiellement, par des considérations fiscales.

L'arrêt de la Cour de cassation revêt aujourd'hui une importance particulière. Comme indiqué dans notre Legal Eubdate du 3 avril 2024, deux régimes de taux réduit pour la démolition et la reconstruction de logements prendront fin au 31 décembre 2024 : le régime permanent (taux réduit de 6% dans 32 zones urbaines) et le régime temporaire (taux réduit sur tout le territoire belge sous certaines conditions). Ces régimes seront remplacés par un nouveau régime permanent qui appliquera le taux réduit de 6% à la démolition et reconstruction de logements destinés à l'habitation propre du maître d'ouvrage ou, dans certains cas, à la location sociale.

Les assujettis qui remplissent les conditions de la mesure provisoire, mais pas celles du nouveau régime permanent, et qui réalisent des opérations pour lesquelles la TVA deviendra applicable après le 31 décembre 2024, pourraient ainsi être tentés de préfacturer de manière excessive avant la fin de cette année afin de bénéficier du taux de 6%. Par exemple, l’assujetti démolissant un bâtiment pour reconstruire un logement destiné à être loué dans le cadre de la politique sociale pendant minimum 15 ans avec l’intention de réaliser la vente avant la fin de l’année 2024. 

Avec l'entrée en vigueur du nouveau régime permanent le 1er janvier 2024, ces ventes ne seront plus éligibles au taux réduit, mais l’assujetti peut encore bénéficier du taux de 6% en vertu de la mesure provisoire s’il a introduit sa demande de permis d’urbanisme avant le 1er juillet 2023 et si la TVA devient exigible avant le 31 décembre 2024.

Cependant, si le projet ne peut être achevé avant la fin de la période transitoire, il pourrait être tenté de facturer des acomptes importants à l’acheteur avant le 31 décembre 2024 pour maximiser l'application du taux réduit. L’administration fiscale a averti qu'elle surveillera les préfacturations excessives, en particulier si elles ne correspondent pas aux pratiques commerciales habituelles du maître d’ouvrage (Voy. Circulaire 2024/C/32 du 8 mai 2024, points 26, 34 et 61). Si elle est inspirée fiscalement, une telle pratique pourrait être sanctionnée en vertu de l'article 1, §10 du CTVA, comme le démontre l’arrêt examiné ci-dessus, en vertu duquel le risque d'un redressement fiscal est bien réel. 

La prudence reste donc de mise.