Marchés publics : nouvelles circulaires sur les conflits d’intérêts et sur le mécanisme du tourniquet

Legal Eubdate
14 octobre 2024

En juin 2024, deux circulaires portant sur les conflits d’intérêts dans le cadre des marchés publics et sur le mécanisme du tourniquet ont été adoptées à quelques jours d’écart :

  • Le SPF Chancellerie du Premier Ministre a adopté une circulaire non numérotée, intitulée « Marchés publics - Déontologie - Conflit d'intérêts - Mécanisme du tourniquet (`revolving doors') » (ci-après la « Circulaire Conflit d’Intérêts »).

  • Le SPF Stratégie et Appui a adopté la circulaire n° 735 intitulée « Aperçu des mesures visant à prévenir les conflits d'intérêts après la cessation des fonctions (mécanisme du tourniquet) dans la fonction publique administrative fédérale » (ci-après la « Circulaire Tourniquet »). 

Ces deux circulaires mettent à jour et remplacent les circulaires du 21 juin 2010 « Marchés publics - Déontologie - Conflit d'intérêts - Déclarations sur l'honneur » et du 5 mai 2014 « Marchés publics - Conflits d'intérêts - Mécanisme du tourniquet (`revolving doors') ». 

L’adoption de ces deux circulaires est l’occasion de dresser un bref rappel sur la question des conflits d’intérêts dans le domaine des marchés publics et d’analyser les clarifications et questions que ces deux nouvelles circulaires soulèvent.

Les circulaires s’adressent aux administrations fédérales mais les mesures proposées dans ces deux circulaires restent toutefois pertinentes pour l’ensemble des pouvoirs adjudicateurs.

Les conflits d’intérêts

Une situation de conflit d’intérêts est une situation dans laquelle il existe un risque d’influence inappropriée ou non légitime de l’intérêt général par un autre intérêt (personnel, privé ou organisationnel).

La notion de conflit d’intérêts concerne toutes les situations dans lesquelles une personne liée à un pouvoir adjudicateur a un intérêt personnel qui « pourrait être perçu compromettant leur impartialité ou leur indépendance dans le cadre de la passation ou de l’exécution » (article 6, § 1er, de la loi du 17 juin 2016 relative aux marchés publics). Pour qu’il soit question d’un conflit d’intérêts, il n’est pas nécessaire que ce conflit entraîne, dans les faits, une distorsion de la concurrence. L’éventualité d’une distorsion suffit.

Les conflits d’intérêts après la cessation des fonctions (mécanisme du tourniquet)

Le « mécanisme du tourniquet » fait référence aux mouvements de travailleurs passant du secteur public au secteur privé, et vice versa. On vise les situations dans lesquelles des fonctionnaires sont engagés dans une organisation du secteur privé qu'ils réglementaient auparavant ou créent une société de consultance par laquelle ils utilisent les connaissances et contacts qu'ils ont accumulés auprès de leur employeur public. Une société privée peut aussi débaucher des profils clés au sein d’une administration dans le seul but de la priver de ces profils.

Les allées et venues entre le secteur public et privé créent des situations potentielles de conflit d’intérêts dits « après la cessation des fonctions ». L’ancien fonctionnaire peut détenir des informations privilégiées, c’est-à-dire des informations qui ne sont pas à la disposition des autres opérateurs économiques, et communiquer ces informations à un soumissionnaire de manière à lui donner un avantage concurrentiel. Il peut aussi faire appel, après son départ, à des anciens collègues afin d’obtenir de telles informations privilégiées.

L’arrêté royal du 18 avril 2017 relatif à la passation des marchés publics dans les secteurs classiques prévoit, en son article 51, une interdiction pour les anciens membres du personnel du pouvoir adjudicateur d’intervenir dans les activités liées à un marché public (préparation de l'offre, introduction de la demande, participation aux négociations et exécution) ayant un lien avec leurs anciennes activités au sein de ce pouvoir adjudicateur. Cette interdiction est formulée de manière absolue. Elle s’applique indépendamment de la sensibilité du marché concerné et/ou des informations que détiendrait ou non la personne concernée.

L’interdiction prend fin après une période de deux ans après la cessation des fonctions au sein du pouvoir adjudicateur. Cette interdiction ne s’applique pas aux marchés publics dans les secteurs spéciaux. Comme indiqué dans le Rapport au Roi relatif à l’arrêté royal du 18 juin 2017 relatif à la passation des marchés publics dans les secteurs spéciaux, introduire une telle interdiction dans les marchés touchant à ces secteurs a été jugé trop nuisible pour la mobilité des employés des entreprises publiques.

Les obligations du pouvoir adjudicateur en matière de conflits d’intérêts

L’article 6, paragraphe 1er de la loi du 17 juin 2016 relative aux marchés publics impose au pouvoir adjudicateur de prendre « les mesures nécessaires permettant de prévenir, de détecter et de corriger de manière efficace des conflits d'intérêts survenant lors de la passation et de l'exécution du marché ».

Le pouvoir adjudicateur doit donc (i) prévenir, (ii) détecter et (iii) corriger les situations de conflit d’intérêts.

L’obligation de prévenir les conflits d’intérêts 

En ce qui concerne la prévention des situations de conflits provenant d’un mécanisme de tourniquet, la Circulaire Tourniquet mentionne trois autres types de mesures visant à prévenir les conflits d’intérêts créés par le mécanisme du tourniquet. 

Premièrement, la Circulaire Tourniquet fait référence à une série de « délais de viduité » légaux, c’est-à-dire des interdictions pour un fonctionnaire de rejoindre un secteur privé particulier dans un délai donné à compter après sa cessation de fonction. La Circulaire Tourniquet cite, notamment, les interdictions suivantes : 

  • les membres du Conseil de l'Institut belge des services postaux et des télécommunications (IBPT) ne peuvent, directement ou indirectement, à titre gratuit ou rémunéré, exercer aucune fonction ni fournir aucun service dans les entreprises actives sur le marché des télécommunications ou des services postaux pendant une période d’un an après la cessation de leurs fonctions (loi du 17 janvier 2003 relative au statut du régulateur des secteurs des postes et des télécommunications belges) ; et

  • les membres de la Commission des jeux de hasard auprès du Service public fédéral Justice ne peuvent, dans les cinq ans qui suivent la fin de leur mandat, exercer une fonction dans un établissement de jeux de hasard ou exercer une activité de conseil ou de consultant, rémunérée ou non, pour une personne physique ou morale active dans le secteur des jeux de hasard (loi du 7 mai 1999 sur les jeux de hasard, les établissements de jeux de hasard et la protection des joueurs).

Deuxièmement, il est possible d’éviter des situations de conflit d’intérêts en limitant les informations communiquées à un fonctionnaire ayant annoncé son départ dans le secteur privé. La Circulaire Tourniquet fait référence à la circulaire 706 du 7 juillet 2022 « Une attention renouvelée pour le cadre déontologique des fonctionnaires fédéraux ». Les membres du personnel qui prévoient de quitter l'organisation doivent ainsi informer leur supérieur hiérarchique d'un départ vers le secteur privé dans lequel ils auront des relations d'affaires avec la fonction publique. 

Troisièmement, une obligation de secret permet aussi d’éviter, ou à tout le moins de limiter, les risques de conflits d'intérêts. Les risques de conflits d'intérêts sont effectivement liés à l'utilisation d 'informations obtenues par un fonctionnaire durant ou après sa fonction, au travers d’anciens collègues. La Circulaire Tourniquet fait référence à plusieurs dispositions : 

  • Pour les agents de l’Etat, l'obligation de secret prévue à l'arrêté royal du 2 octobre 1937 portant le statut des agents de l'Etat ; 

  • Pour les membres du personnel contractuel, l'obligation de secret prévue par l'article 17, 3° de la loi sur les contrats de travail du 3 juillet 1978 ;

  • Pour le personnel du régulateur du secteur belge des postes et télécommunication, la loi du 17 janvier 2003 relative au statut du régulateur des secteurs des postes et des télécommunications belges qui prévoit un secret professionnel qui s’applique explicitement après la sortie de service ; et

  • La responsabilité extracontractuelle (art. 1382 code civil).

L’obligation de détecter les situations de conflit d’intérêts 

Les adjudicateurs ont l’obligation de prendre les mesures raisonnables pour détecter les situations de conflit d’intérêts. Pour ce faire, l’administration doit solliciter des informations de ses membres et des soumissionnaires.

En ce qui concerne les obligations des soumissionnaires, l’obligation de détecter les éventuels conflits d’intérêts se matérialise notamment dans l’obligation de faire compléter un Document unique de marché européen (DUME) aux opérateurs économiques souhaitant prendre part à un marché public et un Document de preuve provisoire (DPP) dans le cadre de la passation des contrats de concession. Dans ces documents, l’opérateur doit déclarer s’il a connaissance d’une situation de conflit d’intérêts le concernant. 

Afin de prévenir les éventuels conflits d’intérêts, selon les circulaires, les pouvoirs adjudicateurs doivent également mettre leur cadre ou code déontologique à disposition des candidats et des soumissionnaires et rappeler, dans les documents de marché, l’existence des règles applicables au mécanisme du tourniquet. Ceux-ci pourront ainsi participer à la vérification du respect de ces règles. 

En ce qui concerne les obligations des membres de l’administration, la Circulaire Conflit d’Intérêts rappelle une mesure, déjà mentionnée dans la circulaire du 21 juin 2010, consistant à demander à toutes les personnes qui sont ou seront chargées de tâches dans le cadre de l'attribution ou du contrôle de l'exécution de marchés publics, de déposer une déclaration écrite dans laquelle elles confirment avoir pris connaissance de l’article 6 de la loi du 17 juin 2016 relative aux marchés publics. Cette déclaration doit être renouvelée tous les deux ans, de manière à sensibiliser à nouveau ces personnes à l’interdiction de conflits d’intérêts. 

La Circulaire Conflit d’Intérêts fournit de nombreux exemples, déjà repris dans l’ancienne circulaire, des personnes pouvant être concernées : le responsable d'un service d'achats d'une cellule stratégique ou d'un secrétariat d'un ministre, le responsable d'un service d'achats d'un SPF, d'un cabinet ministériel ou d'un ministère qui, le cas échéant, dispose d'une compétence de décision par le biais d'une délégation, le rédacteur du cahier spécial des charges, le personnel d'exécution d'un service d'achats ayant accès au contenu des demandes de participation et  des offres, etc. Cette déclaration n’est toutefois pas requise en cas de tâches de pure exécution qui n'impliquent aucune compétence d'appréciation ou aucune connaissance de renseignements confidentiels. Ces tâches sont, en effet, peu susceptibles d’engendrer des conflits d’intérêts.

La Circulaire Conflit d’Intérêts prévoit aussi une obligation pour les personnes se trouvant dans une situation qui pourrait raisonnablement être considérée par des tiers comme une situation de conflit d'intérêts, sans que cela ne soit effectivement le cas, d’effectuer une déclaration. Ces personnes doivent y mentionner le fait qu'elles n'ont pas de conflit d'intérêts effectif, et ce, sans préjudice des obligations qui découlent des dispositions de l'article 6 de la loi du 17 juin 2016 relative aux marchés publics. Elles doivent également fournir des explications à ce sujet. Cette nouvelle obligation pourrait toutefois s’avérer difficile à appliquer dans la pratique, les personnes concernées pouvant difficilement évaluer si elles se trouvent dans une situation qui pourrait être perçue comme une situation de conflit d’intérêts. 

Outre cette obligation pesant sur les personnes susceptibles de se trouver dans une situation de conflits d’intérêts, la Circulaire Conflit d’Intérêts ajoute également une obligation d’information pesant sur tout membre du personnel qui estimerait qu’un risque de conflit d’intérêts existe (sans préciser si cette obligation existe aussi lorsque la situation concerne un autre membre de l’administration, mais cela semble logique). Le cadre déontologique des membres du personnel de la fonction publique administrative fédérale dispose que les agents doivent immédiatement informer leur dirigeant de l’existence d’un possible conflit d’intérêts. 

L’obligation de corriger les situations de conflit d’intérêts

Pour finir, les adjudicateurs ont l’obligation de « corriger » les conflits d’intérêts, et notamment ceux créés par le mécanisme du tourniquet. 

Dans le cadre d’une situation de conflit d’intérêts « classique », c’est-à-dire l’existence d’un conflit d’intérêts dans le chef d’une personne liée à l’adjudicateur, la correction se fait généralement par l’exclusion de cette personne de toute activité et décision relative à l’opérateur économique concerné. La Circulaire Conflit d’Intérêts mentionne d’autres mesures : 

  • inviter le membre du personnel à se désinvestir de son intérêt privé ou à l'abandonner;

  • limiter l'accès du membre du personnel à certaines informations ;

  • redéfinir les missions et les compétences du membre du personnel ;

  • inviter le membre du personnel à démissionner des fonctions qu'il exerce à titre privé.

Dans le cadre d’une situation de conflit d’intérêts créé par le mécanisme du tourniquet, l’adjudicateur doit exiger que l’ancien fonctionnaire actif au sein d’un soumissionnaire s’abstienne de toute intervention dans la procédure de passation concernée. Il va sans dire qu’il est difficile pour l’adjudicateur de contrôler le respect de cette interdiction. 

Dans l’hypothèse où le soumissionnaire concerné ne respecte pas cette interdiction, l’adjudicateur peut (i) soit exclure le soumissionnaire sur base de l’article 69, alinéa 1er, 5°, de la loi du 17 juin 2016 relative aux marchés publics (ii) soit rejeter l’offre du soumissionnaire concerné au motif que l’implication de la personne se trouvant dans une situation de conflit d’intérêts est constitutive d’un acte de nature à fausser les conditions normales de la concurrence.

La Circulaire Conflit d’Intérêts évoque également le fait que toute modification de la composition du personnel mis à disposition pour l'exécution du marché, pour autant que celle-ci résulte directement des mesures visant à résoudre un conflit d'intérêts ou une situation de participation préalable, est censée ne pas donner lieu à une modification d'un élément essentiel de l'offre, à condition que soient pleinement respectés les principes d'égalité de traitement et de transparence. L’objectif est d'éviter qu'une situation de participation préalable ou de conflit d'intérêts, dont notamment le cas du mécanisme du tourniquet, ce qui oblige le soumissionnaire à modifier la composition du personnel mis à disposition, soit systématiquement considérée comme une adaptation non autorisée de l'offre. Le soumissionnaire doit pouvoir remédier à une situation problématique, notamment en modifiant la composition du personnel, et d'éviter ainsi la mesure radicale de l'exclusion. La position tranchée et inconditionnelle défendue dans cette circulaire étonne. Il n’est effectivement pas certain qu’une modification de la composition du personnel n'aboutisse jamais, dans les faits, à une modification d’un élément essentiel de l’offre. Par exemple lorsque l’opérateur économique concerné a été sélectionné précisément en raison de l’expertise d’un de ses membres, qui est ensuite tenu de se déporter, une telle situation constituerait a priori une modification d’un élément essentiel de l’offre.

Dans l’hypothèse où l’adjudicateur ne devrait pas détecter et/ou prévenir la situation de conflit d’intérêts créés par le mécanisme du tourniquet, la décision d’attribution pourrait être annulée par le Conseil d’Etat, s’il est démontré que l’implication de l’ancien agent de l’Etat a effectivement entraîné une distorsion de la concurrence (C.E., arrêt n° 252.358 du 8 décembre 2021 ; arrêt n° 235.776 du 15 septembre 2016 et arrêt 240.652 du 2 février 2018). Cette évaluation in concreto contraste avec l’interdiction formulée de manière absolue pour toute personne se trouvant dans une situation de conflit d’intérêts d’intervenir dans la procédure de passation concernée.

S'il apparaît au cours de l'exécution du marché que l'adjudicataire était au courant de la situation de conflit d’intérêts et n’a pas averti l’adjudicateur, il peut se voir infliger une sanction conformément à l'article 49 de l’arrêté royal du 14 janvier 2013 établissant les règles générales d'exécution des marchés publics (mesure d’office ou exclusion).